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La Lorgnette du Margouillat

BIANCA

BIANCA

Bianca est marron! Noire!
Nègre comme le souligne fièrement son père.
D'ailleurs, il ne l'a jamais appelée Bianca. Sa fille se nomme Rokhaya, comme sa propre mère et la mère de sa mère!
L'administration française est stupide et bornée! Jamais il n'a pu obtenir l'annulation ni même la modification du scandaleux prénom que sa première épouse a donné à sa fille.
"Père en voyage subit l'outrage"...
Bianca n'est même pas métisse insiste son père.
- Regardez! Sa peau est noire! Ma fille a rejeté le moindre gène de sa mère. Ma fille est Lébou, à cent pour sang!
"Pourquoi as-tu couché et marié une toubab?" lui rétorque son voisin.
- J'ai été marabouté, envoûté par cette catalane, c'était une sorcière!
Djibril crache par terre, se frappe la poitrine et lève les yeux vers son dieu, témoin de son errance...
"Et pourquoi tu as quitté la France Djibril?
- Mon autre femme enterrait sa propre mère; je ne pouvais pas la laisser seule! Et puis, j'avais à faire!...
Le père de Bianca tourne les talons, donne un ordre à sa sœur, lui intimant de rentrer dans la chambre avec Rokhaya. Le voile de la pièce empêchera les regards malsains sur la couleur de sa peau et les sarcasmes indignes.
Djibril est le fils du chef du village, l'ainé. Son histoire mérite qu'elle soit contée.
Né entre Langue de Barbarie et Lompoul, Djibril grandit à l'ombre des filaos qui bordent la plage de sable fin. Océan pour horizon, pirogue et pêche pour toute scolarité.
Son père est armateur, propriétaire de six pirogues dont quatre de haute mer. Il a bâti sa fortune au large, entre Saint Louis et Nouakchott. Sa suprématie, au village par sa personnalité et sa lignée. Avec, aussi,  courage, ruse et un don inné pour le commerce.
Djibril a 22 ans. Il vient rôder parfois vers Saint Louis, histoire de s'encanailler avec quelques frères d'équipage, dépenser la paie de la dernière sortie, respirer autre-chose que l'air du village, pollué par les traditions, sa condition de "fils de" et la chape religieuse...
Hélène est assise à la terrasse de l'hôtel de la poste. Elle est belle, elle est seule, elle porte un chapeau de paille rigolo et une petite robe blanche en coton.
Qu'il s'appelle Cupidon ou hasard, voire impulsion irrépressible...un regard suffit pour que ces deux-là se reconnaissent. Et, quand l'improbable se fait pousser dans le dos par un sourire échangé, on ne peut plus invoquer quelque sortilège. Le tour est joué, l'affaire est dans le sac, les deux thiofs dans la nasse!
Bien-sûr, Djibril, en bon sénégalais  sort sa palabre nuptiale indice 50, son sourire craquant de trente deux dents quotidiennement brossées au bois de sothiou, ses pectoraux sculptés par les filets remontés et les séances de musculation sur la plage de Sag.
Quant à Hélène, arrivée la veille de Toulouse, via Dakar, il est désormais impensable de rejoindre l'association des éleveuses du fleuve. Les troupeaux, les micro-crédits attendront que la jeune vétérinaire se fasse vacciner du virus de l'amour...
Pourtant timide, Hélène se laisse entraîner par Djibril. Une visite de la ville s'impose! Justement, Elage dort sur le marche-pieds de sa calèche, quai Roume.
Elage et Djibril sont frères par la mère du voisin au village... Nio far! Amoul khalis pour la balade dans Guet Ndar voire plus si la belle ne succombe pas à l'hydrobase...
Au bout de l'avenue Dodds, Hélène veut voir les pirogues, passer le pont Malick Gaye, visiter l'île de la mosquée sud à la RTS en zigzaguant par les rues perpendiculaires. Ensuite, passer le pont Faidherbe et prendre la corniche. Village artisanal, rue du cimetière, avenue de Gaulle, square Faidherbe et...enfin se poser sur le quai où l'équipage a pris son départ quatre longues heures plus tôt... Le cheval est fatigué. Elage à l'agonie...
Djibril est heureux. Il tient dans sa main celle d'Hélène. Il a gagné la première bataille... il gagne aussi la guerre quand la nuit enveloppe Saint Louis de son grand manteau de mystères et de voluptés...
Les caprices du fleuve ne sont pas ceux d'Hélène. Elle s'offre à Djibril qui découvre sa première toubab, de la poupe à la proue, de bâbord à tribord. D'ondes douces en tempêtes.
Fermons pudiquement les yeux et rouvrons-les quelques mois plus tard.
Hélène est rentrée en France. Enfant de la Dass, elle vit seule à Le Boulou.
Après quelques mois de démarches administratives, elle obtient un visa pour Djibril qui, de son côté, à manœuvré sénégalaisement pour faciliter, accélérer voire presser les arrangements. Comme l'aurait dit si justement Henry IV, "Toulouse Blagnac vaut bien une messe"...
Le petit appartement de l'impasse des violettes se souvient encore des retrouvailles des deux amants... Qui, quelques jours plus tard deviennent Monsieur et Madame Diagne devant le maire.
Hélène est heureuse. Elle porte dans son ventre le fruit de leur amour.
Elle s'est mise en congé prénatal. La jolie assistante vétérinaire de Thuir couve tendrement sa petite fille pendant que Djibril passe ses nuits à garder le domaine des thermes, entre garrigue et collines. Sa stature imposante, la couleur de sa peau et un cousin Saint Louisien d'Amélie-les-Bains l'ont aidé à trouver ce travail.
Sinon que Djibril s'ennuie. Malgré la découverte de la vie en Toubabie, il a la nostalgie de la mer, des pirogues et de la sieste sous les filaos...
Et puis, la famille, les amis, les frères ont besoin de lui. Maintenant qu'il est en France, qu'il est marié, qu'il a un travail et une femme blanche, le guichet du Western doit envoyer des khalis! Tout ça est bien fatiguant!
Et puis, Marème est très fâchée!
Marème, c'est la copine d'enfance de Djibril. Les parents les ont marié au village mais elle n'a pas encore d'enfant. Les regards réprobateurs et les palabres moqueuses vont bon train.
Il paraît même que son mari est marié en France et qu'il va avoir une petite fille avec cette djiguène. Il faut qu'il rentre! On ne se moque pas de Marème; et puis, elle est la première femme de ce saï-saï. Il est des égards qu'on ne peut bafouer!
Bianca naît un 3 janvier. Djibril a fuit ses responsabilités, le froid, sa femme et son bébé. Ce n'est qu'une fille après tout!
Djibril a gagné un peu de quoi prendre l'avion. Le reste, il l'a emprunté dans le sac d'Hélène... Djibril est fatigué. Djibril a des problèmes. Voilà!
Il reviendra inch Allah.
En effet, Djibril est revenu. Sept mois plus tard. Quand Hélène est décédée, renversée sur un trottoir par une camionnette folle.
On a vendu le petit pavillon de l'impasse des violettes et Djibril a hérité de quelques dizaines de millions de cfa, d'une petite fille nommée Bianca. Il est inutile de tenter de dénouer les mystères administratifs... Surtout quand Dieu et le Sénégal ont les doigts agiles...

(illustration Laureanne)

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